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Henri Verdier, fabricant d’épouvantails

dimanche 10 mai 2020, par Gilles Chevriau

Ce texte, signé Edmond Jouve, a été publié dans le "Cahier 14" de l’Académie, des Arts, des Lettres et des Sciences de Languedoc.

« Henri était célibataire de son état. Il habitait avec ses parents une petite maison au hameau de Travail, non loin du Pech du Pauvre Homme. Pour subvenir à ses besoins, il louait sa force de travail et, pendant une dizaine d’années, il avait « tenu le bouc », ce qui lui permettait de voir les uns ou les autres sur sa colline. De là il dominait la situation et bénéficiait d’une vue plongeante sur la vallée de la Dordogne et sur la ligne de chemin de fer Paris-Toulouse.

Peu avant sa mort il me raconta que, par mesure d’économie il était, lors d’un voyage, descendu à la gare de Souillac et avait parcouru à pied les 3 km qui le séparaient de son domicile. Mais il y eut un problème : ses chaussures, trop petites, lui avaient mis les pieds en sang. Durant sa marche forcée, il se rappelait avec nostalgie les temps heureux où il le train s’arrêtait à la Chapelle de Mareuil, à quelques pas de chez lui. D’où sa demande, renouvelée plusieurs fois : « Toi qui as le bras long, tu devrais faire arrêter le train dans cette station. » J’avais beau lui expliquer qu’une telle décision ne serait guère rentable, il n‘en croyait rien et essayait de me convaincre.

Henri aimait bien ma compagnie. J’essayais, à mon tour, de lui témoigner ma confiance. C’est ainsi qu’organisant les colloques francophones du canton de Payrac, je me suis rendu à Travail pour l’inviter à notre repas champêtre, aux Cassagnes, dans mon village natal de Nadaillac-de-Rouge.

Avec beaucoup de précautions il déclina l’invitation, prétextant qu’il s’agissait d’une réunion de « manches longues » - autrement dit : d’intellectuels - où il n’avait pas sa place. J’essayai bien de le faire revenir su sa décision, mais rien n’y fit.

L’année suivante, je m’y pris autrement. Conscient que son activité favorite était la fabrication d’épouvantails, je l’invitai à en présenter une collection à Loupiac. Il s’acquitta de cette tâche avec beaucoup de savoir-faire et de zèle. Aux visiteurs il donna toutes les précisions nécessaires, révélant qu’il fallait deux heures pour fabriquer un épouvantail digne de ce nom, ajoutant qu’il convenait de le renouveler régulièrement s’il était destiné à éloigner les oiseaux, par exemple d’un cerisier, sinon ceux-ci s’habituent et n’ont plus peur.

Ceux qui me connaissent savent que je voyage beaucoup. Dès que les vacances arrivaient, Henri me demandait de « monter » le voir ; je le faisais avec plaisir, car il avait fait du coin qu’il habitait un lieu extraordinaire. Outre les épouvantails colorés, souriants et sympathiques, on pouvait découvrir dans son jardin, aux alentours de la Toussaint, des citrouilles ventrues, marquées de ses initiales et de divers signes cabalistiques. Il refusa toujours de me dire pourquoi.

J’aimais bien aussi me mettre à l’ombre sous un vénérable chêne, vieux de plusieurs siècles. Un jour, au détour d’une conversation, il m’expliqua qu’il l’avait sauvé au péril de sa vie. Le docteur Bernard Pons, devenu ministre de l’Agriculture, n’avait rien trouvé de mieux que de dénuder nos collines couvertes de chênes rabougris pour y planter des feuillus. Il fallut donc, dans un premier temps, déboiser. De grosses machines au bruit assourdissant arrivèrent donc à Travail, pour, tel Attila, arracher, concasser et broyer tout sur leur passage.

Tout à coup, un engin se présenta devant « notre » chêne. Henri montait la garde. Bien lui en prit. Que croyez-vous, en effet, que le conducteur du bulldozer avait en tête ? Faire place nette et arracher le chêne qui, peut-être, avait connu les druides et leurs faucilles d’or, et à l’ombre duquel plusieurs lignées de la famille Verdier avaient pris un repas bienfaisant ! Alors Henri, n’écoutant que son courage et son cœur, lança au conducteur : « Si vous arrachez l’arbre, vous m’emporterez avec lui ! » Et comme sur la place Tien-an-men, face à l’étudiant aux mains nues, le bulldozer changea de direction. Le chêne était sauvé. J’ai souvent pensé qu’Henri Verdier, ce jour-là, avait mérité une distinction qu’il ne reçut jamais !

Ce qu’il réclamait, en revanche, c’était que je lui en dise le plus possible sur ces contrées lointaines qu’il m’était donné de visiter. Près de sa pendule, il avait, à l’aide de quatre punaises, placardé le planisphère où il suivait mes pérégrinations. Ce qui l’intéressait par-dessus tout, c’est que je lui dise à quoi pouvait bien ressembler les nuages qu’il ne cessait de contempler et même d’interroger de sa demeure de Travail.

Henri s’en est allé, emportant avec lui ses mystères, ses histoires de Drac et de sorcières. Il est parti sans faire de bruit, bénéficiant seulement des soins de sa cousine et de ses voisins. Il nous a quittés heureux, même s’il avait vécu dans le dénuement. Sa maison ne lui appartint jamais, ni le vieux chêne. Il fut le dernier du village à obtenir l’électricité et l’eau courante. Pour disposer d’un chemin goudronné, il dut jouer habilement lors de plusieurs élections municipales. Aujourd’hui, une tombe creusée à même la terre témoigne d’une existence simple aux côtés de ses parents Martin et Marie, dont les noms ont été pieusement gravés sur une plaque par la parente au grand cœur. Elle aurait pu aussi inscrire cette épitaphe : « Ci-gît Henri de Travail, mort aussi simplement qu’il avait vécu. » »

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